Lexique

Attention : Les recherches sur l’attention commencent tout juste à remettre en question la thèse du « phare » attentionnel (la sélection active et consciente des canaux sensoriels), sans pour autant qu’émerge une alternative viable. En étudiant le protocole classique de l’ « écoute dichotique » , j’ai formulé des propositions visant à faire de l’attention un phénomène de la conscience et non une action volontaire spécifique. L’idée principale est d’une part que l’attention sélective porte sur l’interprétation elle-même et non pas sur les modalités perceptives de ce qui est interprété, et d’autre part que le fait de porter son attention sur quelque chose n’est pas dissociable de l’intention de donner du sens à cette chose. En somme, une partie du mystère se dissipe si l’on accepte l’idée que le flux de la conscience comporte des bifurcations « thématiques », et ne consiste pas en une intégration omnidirectionnelle et permanente des stimuli . Au détour de ces bifurcations, c’est le monde perçu lui-même qui se transforme, et il est banal de dire que les moyens physiologiques dont nous disposons pour donner du sens à ce monde permettent d’en retenir certains aspects seulement. Ainsi par exemple, s’investir pleinement dans l’interprétation du discours d’une personne est la même chose que de devenir sourd à tous les signaux n’ayant aucun sens dans ce cadre-là.

Articles : L’étude des articles du français (définis, indéfinis, partitif) fait apparaître des caractéristiques fondamentalement énonciatives et pragmatiques et non pas les propriétés habituellement convoquées de ‘définitude’, ‘unicité’, ‘partie-tout’, etc. Les opérations d’opposition, d’individuation et de référenciation sont suffisantes pour distinguer les emplois des articles. En particulier, c’est un seuil minimal de référenciation (opération établissant une référence) qui distingue l’article du/de la de l’absence d’article, et non pas la notion de partition. L’impression référentielle d’un partitionnement est seconde et artefactuelle.

Catégories linguistiques : L’hésitation terminologique entre catégorie lexicale et catégorie syntaxique est le symptôme d’une nécessité d’orienter d’emblée la définition de ces objets linguistiques (le déterminant, le nom, l’adjectif, le verbe, etc.) vers l’articulation lexique / syntaxe. Le cadre théorique que je défends invite à considérer quel’appartenance de tel morphème à telle catégorie est dictée par le type de comportement syntaxique que peut manifester sa signification. Ainsi, un mot est un nom s’il peut participer d’une certaine façon à l’interprétation d’un syntagme nominal . De même, les autres catégories doivent être définies en rapport aux éléments de l’énoncé auxquels elles peuvent contribuer. Des propositions très concrètes ont déjà été faites à propos de la préposition, du déterminant, de l’adjectif et du nom. Je ne détaille ici que les deux derniers. Le statut nominal est dû à l’apport par la signification de plusieurs propriétés hétérogènes pouvant se focaliser sur un même point. Le nom est ainsi le support linguistique privilégié pour définir, dans le cadre de l’interprétation d’un syntagme nominal, un « objet » (dans un sens phénoménologique du terme) uniquement constitué de « rapports » émanant du sujet intentionnel. Le statut adjectival, quant à lui, est dû à l’apport d’une seule propriété extrinsèque. Ainsi, les catégories du nom et de l’adjectif dépendent-elles d’une part des caractéristiques lexicales et d’autre part de la nature des procédés de conceptualisation permettant l’interprétation d’un syntagme nominal (notamment).

Conscience, sommeil, rêve : Les recherches sur le sommeil et le rêve, et plus généralement sur les états altérés de la conscience, connaissent le même type de basculement, depuis une approche neurophysiologique infructueuse vers les approches relevant de la psychologie et des dimensions intégratives des sciences cognitives. En étudiant les données concernant le sommeil et le rêve, il apparaît indéniable que le sujet endormi continue à interpréter son environnement. Ce qui distingue son état de celui de veille est le type de contexte dans lequel s’expriment les événements perçus. Le sommeil n’est pas une fermeture aux stimuli, mais plutôt une fermeture au postulat que le monde réel existe. Telle sont les conclusions auxquelles ont aboutit à partir des options phénoménologiques et des données d’observation, et cela permet en outre d’interpréter l’endormissement comme étant ce processus même de fermeture. Cette conception postule une certaine continuité des états de conscience pendant le sommeil d’une part, et une compatibilité du processus d’interprétation entre l’état de veille et l’état de sommeil d’autre part. Le problème est que ceci est absolument contraire à l’hypothèse, faite unanimement par les neurophysiologistes, de l’association entre le rêve et le sommeil paradoxal, lequel ne se produit que pendant une petite partie du sommeil. Or il semble que les données donnent tort aux neurophysiologistes : il a été démontré expérimentalement que le rêve concerne toutes les phases du sommeil, et que seules les modalités de l’activité oniriques connaissent des variations (Montangero, 1999). Il apparaît ainsi enfin possible de dissocier le pourquoi du sommeil paradoxal du pourquoi du rêve, et de s’approcher d’une théorie unifiée de la conscience qui intègre sans heurts les états correspondant au sommeil.

« en intension » / « en extension » : Cette opposition décrit deux attitudes interprétatives, dont l’articulation perpétuellement remise en jeu fournit peut-être les bases d’un modèle de la conscience. L’attitude de « mise en extension » d’une entité consiste à lui reconnaître un rôle de signe dans un contexte non encore « résolu ». Cette entité est « à interpréter » dans la mesure où elle n’est pas entrée en cohésion avec d’autres entités et n’a pas atteint une forme de stabilité. A l’inverse, le fait pour une entité d’être conçue « en intension » la donne comme déjà interprétée dans un contexte, que ce soit à la suite d’une interprétation effective ou non. En effet, la capacité d’instituer la mise en intension explique nombre de phénomènes linguistiques , parmi lesquels les observations que l’on peut faire à propos de l’usage des noms à fin de classification. Cette capacité trouve également un écho manifeste en phénoménologie, avec l’intégration dans la conception même d’un objet des déformations inanalysables de son apparence.

Équilibres phénoménologiques : Cette notion, qui doit directement son impulsion aux travaux de Merleau-Ponty, traduit la radicalisation de la notion de propriété extrinsèque : un objet est le point focal de « rapports », lui-même vide de toute substance. Le jeu constant d’équilibrage de ces rapports avec l’expérience institue dynamiquement une permanence, et génère l’intuition d’un corps, d’une substance, d’une identité, etc. L’extrait suivant de « Phénoménologie de la perception » (p.349) de Merleau-Ponty illustre parfaitement cette notion : « Pour chaque objet (…), il y a une distance optimale d’où il demande à être vu, une orientation sous laquelle il donne davantage de lui-même : en deçà et au-delà, nous n’avons qu’une perception confuse par excès ou par défaut, nous tendons alors vers le maximum de visibilité et nous cherchons comme au microscope une meilleure mise au point, elle est obtenue par un certain équilibre de l’horizon intérieur et de l’horizon extérieur : un corps vivant, vu de trop près, et sans fond sur lequel il se détache, n’est plus un corps vivant, mais une masse matérielle (…) ; — vu de trop loin, il perd encore la valeur de vivant, ce n’est plus qu’une poupée ou un automate. Le corps vivant lui-même apparaît quand sa microstructure n’est ni trop, ni trop peu visible, et ce moment détermine aussi sa forme et sa grandeur réelles. La distance de moi à l’objet n’est pas une grandeur qui croît ou décroît, mais une tension qui oscille autour d’une norme ; l’orientation oblique de l’objet par rapport à moi n’est pas mesurée par l’angle qu’il forme avec le plan de mon visage, mais éprouvée comme un déséquilibre, comme une inégale répartition de ses influences sur moi ; (…) ».

Homologation directe : La notion d’ « homologation », introduite par Pierre Cadiot pour décrire le principe de convenir interactivement de l’usage provisoire d’un objet (par exemple, une soucoupe nommée cendrier), est radicalisée par le postulat de son action directe, c’est-à-dire non médiée par les propriétés objectivées. Ainsi, la perception des fonctions d’un objet utilitaire est-elle im-médiate (i.e. non médiate) : percevoir qu’un objet est un cendrier est concomitant avec le fait de percevoir que c’est un objet ayant telles et telles propriétés objectives. Cette notion d’homologation directe, développée à propos des artefacts, est ensuite généralisée à toute entité (concrète ou abstraite, naturelle ou artefactuelle, etc.), en relais à un courant philosophique européen assez important, repris aujourd’hui par certains chercheurs en sciences cognitives . Sa principale expression dans le domaine linguistique est que la signification lexicale enregistre l’homologation directe , ce qui permet d’aborder avec succès un certain nombre de problèmes linguistiques.

Individuation : Individuer une entité consiste à concevoir un rapport contingent à elle, avec le bénéfice d’une permanence absolue de ce rapport. Ainsi se réalise la coréférence linguistique, par le maintien d’un accès à une conception première, dans un contexte premier, quel que soit le devenir de l’entité. Le fait que les humains, en tant que référents linguistiques, manifestent souvent des propriétés linguistiques exceptionnelles peut ainsi s’expliquer par leur statut d’individu a priori : un humain (ou une entité « humanisée ») est fondamentalement le lieu d’un rapport contingent absolument immotivable.

Place de l’adjectif épithète : Les règles gouvernant la position de l’adjectif épithète en syntagme nominal en français fait partie des énigmes linguistiques les plus étudiées et toujours non résolues. Ce simple fait est l’indice de la nécessité d’un changement radical de l’approche, et j’ai commencé à démontrer que le point de vue phénoménologique ? qui apporte un tel changement ? ouvre sur une solution satisfaisante. La solution générale, et « unitaire », reste conforme avec beaucoup des propositions qui ont été faites par différents auteurs : l’antéposition correspond à un procédé de conceptualisation qui « parallélise » les apports respectifs de l’adjectif et du nom. La postposition, quant à elle, implique une qualification postérieure à l’interprétation nominale. Il s’agit bien d’un schéma de motivation directe des règles syntaxiques, loin des propositions majoritaires actuelles qui postulent l’action d’une multitude de facteurs indépendants. Ce qui permet à cette solution de s’exprimer est d’une part l’ensemble des propositions concernant la syntaxe et les catégories linguistiques, et d’autre part les hypothèses qu’il est possible de faire à propos de certains types d’adjectifs et de noms. Il devient en effet possible d’analyser les raisons profondes du comportement des adjectifs de couleur, des adjectifs quantifiants, des substantifs processifs, etc., en liaison avec leur rôle particulier dans l’interprétation du syntagme nominal.

Polysémie : Le fait de fonder la signification sur les propriétés extrinsèques transforme la problématique de la polysémie, en l’allégeant de ce qui relève de la transposabilité fondamentale des rapports au monde. Restent les problématiques d’articulation entre polysémie et homonymie, entre synchronie et diachronie, la problématique du rôle sémantique des constituants morphémiques. Si l’on se concentre, dans le cadre de l’activité d’interprétation des énoncés, sur l’interprétation des morphèmes, la distinction « en intension » / « en extension » aide à comprendre que la puissance de signification d’un morphème est hautement variable : dans le temps de l’interprétation, dès lors qu’un signe linguistique peut contribuer au sens de l’énoncé et basculer dans le statut « en intension », son statut de signe disparaît à ce stade et avec lui tout le potentiel de signification. Ainsi, aux trois problématiques évoquées correspondent trois dimensions du potentiel de signification ? les significations homonymiques, l’analyse étymologique du signe et l’analyse morphémique ? qui ne s’expriment que si cela apporte à la cohérence du sens de l’énoncé . Ce sont des dimensions suffisantes mais non nécessaires de la signification d’une unité linguistique. Par conséquent, il apparaît d’une part que ces trois problématiques doivent être abordées en parallèle avec la visée d’une théorie unifiante, et d’autre part que la dimension temporelle de l’interprétation des unités linguistiques est une clef pour la compréhension du rôle de « catalyse » des éléments morphémiques.

Prépositions à et de : Prépositions « incolores » par excellence, à et de lancent le double défi d’une description de leur signification et de la compatibilité théorique de cette description avec celle d’autres prépositions plus « colorées ». J’ai montré que, exprimées en terme de « procédés de conceptualisation » (voir plus haut), il est possible donner des définitions qui relèvent ces défis. Ces définitions, qui empruntent aux propositions de Pierre Cadiot et aux thèses de Guillaume et de ses adeptes, doivent leur validité aux hypothèses que j’ai présentées sur la nature de la syntaxe.

Procédé de conceptualisation : Là où les conceptions ultra-majoritaires de la syntaxe définissent des structurations verticales, par enchâssement de formes schématiques, pour expliquer la linéarité du langage, je propose l’idée d’une syntaxe directement linéaire. Cette idée ne s’est pas imposée jusqu’à présent car elle paraît être incompatible avec la généricité même des règles syntaxiques. Or le renversement théorique que permet la phénoménologie ouvre la voie d’une conciliation entre forme syntaxique et forme linéaire. La clef en est la dynamique de constitution du sens des énoncés, non réductible à une représentation schématique statique. Ainsi, les règles syntaxiques que nous apprenons sur les bancs de l’école sont des représentations qui tirent la totalité de leur signification de notre capacité à les rapprocher du mouvement de constitution d’énoncés réels. La pierre d’achoppement que constitue la généricité de la syntaxe se résout donc dans notre capacité de mémorisation des dynamiques de constitution du sens des énoncés, générant un jeu de dynamiques particulières que j’appelle « procédés de conceptualisation ». Une fois encore, le langage offre un abord heuristique incomparable, non seulement par la richesse de son jeu interne mais encore en révélant la méta-capacité que nous avons d’associer des signes à ces procédés mêmes. En effet, le positionnement des signes linguistiques sur l’échelle lexical/grammatical peut s’expliquer par une imprégnation des procédés de conceptualisation dans la signification lexicale. A l’extrémité « grammaticale » de l’échelle se trouvent les prépositions dites incolores, dont l’apport s’épuise dans le fait de contraindre le mouvement de conceptualisation d’unités plus lexicales.

Référents évolutifs : L’énigme désignée en linguistique sous le nom de « référents évolutifs » est digne des exemples phares que Merleau-Ponty a employés pour exposer la phénoménologie de la perception (notamment, la perception des distances et celle de la couleur). C’est bien entendu à Merleau-Ponty que je dois l’impulsion de l’idée des objets (généralisés) comme « équilibres phénoménologiques » (voir plus bas), et le problème des référents évolutifs permet précisément de tracer les conditions de rupture liées à cette notion d’équilibre. Un référent est dit évolutif lorsque des transformations importantes de son intégrité sont décrites au sein d’une chaîne de coréférence . Généralement, l’énigme de la permanence de la référence à l’entité de départ est abordée sous un angle objectiviste : quelque chose est supposé être conservé, au fil des transformations, qui permet aux outils linguistiques de la coréférence (essentiellement le pronom il) de retrouver la trace de l’identité profonde. Or cette conception rencontre les même difficultés que, par exemple, la thèse du « calcul » de la couleur véritable des objets perçus sous différents éclairages. La phénoménologie nous enseigne au contraire que la constance est intentionnellement instituée, et ce principe s’applique parfaitement aux référents évolutifs : tant que les transformations s’inscrivent dans une activité qui en constitue la motivation, la coréférence est rendue possible. Si à l’inverse une transformation de l’objet est « artificielle » (i.e. non motivée), l’énoncé qui en imposerait la permanence est inacceptable. Par comparaison avec les exemples appartenant au domaine de la perception, le cas des référents évolutifs possède en propre le fait de se dérouler dans un cadre de communication, et non pas seulement de conceptualisation. Le défi à relever pour les locuteurs est donc plus grand, et la solution toute phénoménologique est naturellement d’exploiter, comme base de la permanence communiquée, un acte d’individuation assumé par un sujet intentionnel. Cette individuation n’est pas épuisée dans la seule dénomination première de l’objet, mais correspond à un statut intimement lié à l’intention qui s’exprime par cette dénomination (voir plus haut, « individuation »). Cette analyse, parce qu’elle concerne au premier chef le pronom il, rejoint ainsi des analyses indépendantes qui ont abouti à la même notion d’individuation.

Tropes : Avec la polysémie, les tropes majeurs que sont la métaphore, la métonymie et la synecdoque sont un thème privilégié pour éprouver la théorie des propriétés extrinsèques. En effet, de même qu’une partie de la polysémie est à imputer à la possibilité de transposition de ces propriétés, de même les phénomènes de déplacement de sens se trouvent en partie « banalisés », sans pour autant atteindre le niveau de banalisation prôné par les thèses pragmatistes. Ces phénomènes continuent en effet de relever de pratiques interprétatives qui, si elles n’ont rien des « déplacements », restent particulières. La description générale que je propose découle d’un renversement de point de vue sur la teneur du « sentiment de déviance » qui, seul, peut caractériser ces phénomènes. Schématiquement, les tropes sont fondés sur une exploitation normale de la signification lexicale, mais avec l’assentiment des locuteurs de ne pas développer les alternatives interprétatives contextuellement possibles. Il s’agit donc chaque fois d’une sorte de « licence linguistique » interactive permettant de démultiplier l’usage de la signification lexicale. Typiquement, seront dites métonymiques de telles « licences » quand elles exploitent des relations indexicales (un objet est un indice caractéristique pour un autre) et synecdochiques celles qui sont fondées sur des concepts fortement multidimensionnels et hétérogènes (un concept est exploité par le biais d’une de ses dimensions seulement). La notion de déplacement est bel et bien étrangère à cette thèse. La métaphore, quant à elle, se caractérise par l’assentiment d’une rupture de la cohésion d’une interprétation possible, visant à retenir celles des propriétés extrinsèques qui sont compatibles avec l’énonciation. Là encore, la notion d’analogie, généralement donnée pour indissociable de la métaphore, est absolument absente de cette caractérisation, ce qui ouvre sur l’explication des principales propriétés de la métaphore que la linguistique et la rhétorique ont répertoriées.